Épargnons-nous, je vous pris, ces discours usés à la corde à propos du plus vieux métier du monde, et des maux nécessaires pour vivre en société. La prostitution est un fait accompli, certes, et ce, depuis des lustres, et je ne prétends pas en faire l’éloge ni la condamnation.
C’est surtout le contexte dans lequel la prostitution opère qui m’intéresse aux fins de mon projet d’étude. Ceci dit, je ne crois pas que ce soit une situation clémente pour l’estime personnelle de qui que ce soit d’offrir ainsi son corps au plus chérant, au premier venu.
On me dit qu’elles ont le coude léger, les filles de la rue, en Inde.
Et qu’il en va de même pour les travestis de petite vertu.
Quoique la prostitution, en soi, ne soit pas illégale au pays, bon nombre des activités qui en déclinent le sont, comme la sollicitation dans un lieu public, être propriétaire ou gestionnaire d’un bordel, ainsi que le proxénétisme. On interdit également aux conjoints de bénéficier financièrement des revenus de prostitution. L’emploi n’est légal que lorsqu’il est pratiqué dans un domicile privé, soit celui du ou de la prostituée, ou encore celui d’un tiers parti.
Et malgré que le Code pénal indien comporte le Immoral Trafficking Prevention Act, dont le but est d’enrayer le trafic humain à des fins de prostitution ; il est estimé qu’environ 90 % des arrestations portent contre les travailleuses du sexe, que l’on accuse fréquemment de troubler l’ordre public.
L'organisation américaine Human Rights Watch estime à près de 20 millions le nombre de femmes se prostituant en Inde, dont le tiers n’aurait pas encore atteint l’âge de la majorité. Selon les organisations de bienfaisance qui oeuvrent dans ce secteur, ce serait principalement le désir d'échapper à une pauvreté écrasante qui mènerait les femmes à la prostitution. Bien plus qu'une simple question de circonstance, il est essentiel d'ajouter que le corps d'une femme, tel qu'il s'inscrit dans l'espace public, est perçu comme une sorte de commodité en Inde.
Que la vertu d'une femme, et donc sa virginité, sert de monnaie d'échange pour sa famille qui perdra cette dernière lorsqu'elle intégrera l’enceinte de sa belle-famille. Dans 80 % des cas, l'agent qui reconduit une femme vers le monde de la prostitution est une connaissance, soit quelqu'un du même village travaillant déjà dans le secteur, faisant miroiter la promesse d'un emploi en ville ; parfois, ce sont, comme ici d’ailleurs, des amants se recyclant en proxénètes afin d’exploiter un corps et un coeur meurtri... Il n'en demeure pas moins que la majorité d’entre elles y entre de manière consentante, sans ainsi dire avec beaucoup d'enthousiasme...
Il ne faudrait, par contre, pas généraliser... À deux reprises, lors de mon séjour en Inde, il m’est arrivé de rencontrer des jeunes femmes qui m’ont tenu le discours suivant : « Si je rencontre un jeune homme dans un bar, et qu’après quelques verres, il me propose de l’argent pour coucher avec lui, pourquoi devrais-je refuser ? » De bonnes familles, et ambitieuses, certaines femmes voient donc la prostitution comme une aventure d’un soir, somme toute plus lucrative.
En général, la prostitution demeure une affaire de quartier, comme en témoigne le district de Kamathipura à Mumbai, où j’ai passé quelques heures à épier la faune urbaine. Les travailleuses du sexe avec lesquelles je me suis entretenue, et qui m’ont demandé des sous, puisque je monopolisais leur temps, gagnent en moyenne 500 roupies par jour, environ 10 dollars canadiens. Une escorte haut de gamme, quant à elle, va chercher entre 10 000 roupies et 500 000 roupies l’heure, soit entre 200 et 1 000 dollars canadiens. Somme dont l’agence se réserve généralement la moitié du gain puisque c'est elle qui se charge de procurer les clients.
C’est une industrie en plein essor, souvent associée à la mondialisation de la luxure et la montée du capitalisme en Asie.
En juillet dernier, alors que le gouvernement indien a tenté de censurer plusieurs centaines de sites web pornographiques, dont certains sites de rencontre, aucun des nombreux sites d’escortes ne figurait parmi la liste des 857 adresses visées par le Département des télécommunications.
Sur place, j'ai eu le droit à quelques tentatives d'intimidation de la part d'une des filles du groupe. Elle : « Tu va me ramener dans ton pays, me trouver un emploi ? » Moi : « Tu as d'autres compétences professionnelles qui te serviraient au Canada ? Tu crois que c'est en dépendant de la charité d'autrui que tu vas t'en sortir ? » Pallavi, ma gentille traductrice, n'a pas traduit. On est resté là à se dévisager jusqu'à ce que la matrone intervienne. « La fougue, avec le métier qu'on fait, c'est essentiel, » finit-elle par ajouter. Le travailleur social qui nous accompagne est explicite lorsqu’il nous interdit de nous aventurer au cœur des 14 allées qui sillonnent le quartier.
Le lendemain, de retour au bureau, ma collègue m’explique que le sort des femmes que j’ai rencontré est souvent bien plus favorable que celui de plusieurs autres... « Les filles à qui tu as parlé, » me dit-elle, « au moins elles interagissent avec leur entourage... elles peuvent prendre l’air. Dans bien des cas, la matrone doit payer une redevance aux policiers pour y rester, elles entretiennent donc des liens relationnels avec les autorités, ce qui les protège un peu... Ce sont les maisons closes qui opèrent dans le centre du quartier qui sont les pires. Là, les femmes sont traitées de manière immonde, enfermées, violées, battues, ne voyant jamais la lumière du jour. Elles sont généralement vendues par un entremetteur à une ou un proxénète, qui s’assurera de garder les affaires en ordre. On charge généralement beaucoup plus que ce que tu as entendu, mais ce n’est jamais les filles qui en bénéficient. »
Il n’y a pas que les femmes qui se prostituent, cependant. Un autre de mes collègues, qui fait son doctorat en Amérique, s’est penché sur la question de la prostitution masculine. « Il y a beaucoup d’hommes hétéros qui font ce métier, » me dit-il, « Mumbai attire beaucoup de jeunes hommes qui rêvent d'une carrière d’acteur à Bollywood. Ils viennent généralement de régions plus éloignées, et sont issus de milieux ruraux où il n'y a pas beaucoup d'accès à l'éducation. Ayant de la difficulté à se trouver un emploi, beaucoup d’entre eux se tournent vers prostitution. » Ainsi, bon nombre d’entre eux deviennent masseurs, développant un réseau de clients et d’amis à qui ils offrent leurs services. Parfois, ils font la rue, cognant sur une bouteille de vitre pour signaler qu'ils sont libres.
La question se complique lorsqu'on aborde la question de la sexualité. « Plusieurs d’entre eux ne s’identifient pas comme homosexuel. » En effet, l'homosexualité en Inde est davantage construite comme une dualité entre le rôle passif et le rôle actif, où l'homosexualité est généralement associée à un homme plus efféminé. « Pour eux, c’est un boulot, un moyen de faire de l’argent rapidement. » Il me raconte le jour ou il a demandé à un de ses répondants, qui admet entretenir des relations sexuelles avec des hommes, mais ne se considère pas comme homosexuel, comment il en était venu à cette conclusion. « Je ne me laisse jamais pénétrer, » dit-il, « c’est toujours moi qui ai le rôle actif... » Sur quoi, mon collègue, qui est, lui, très clairement et ouvertement, homosexuel, s'enquiert au sujet des considérations biomécaniques de son métier... « Quand je n’arrive pas à bander, je pense à l’argent, et ça marche... » Lui aurait-on répondu...
C’est probablement une des conversations qui m’a le plus marqué durant mon séjour. Pas nécessairement parce que je trouvais l'attitude du jeune homme déplacée, ou choquante, mais surtout à cause de la compartimentation émotive qui résulte ultimement des choix quotidiens de cette section de la population. Dans un contexte national où le dialogue public sur la sexualité est quasi inexistant, il devient difficile de faire la part des choses lorsque le tout devient une activité commerciale. Plusieurs des hommes qui se prostituaient interviewés par mon collègue disaient ne pas croire en l’amour. On y aspire, certes, en secret, mais on ne croit pas que cela soit vraiment possible. Pourtant, et contrairement aux femmes, plusieurs d’entre eux s’en sortent, trainant leur bagage émotif, leur lassitude, et l’idée que, le sexe, c’est avant tout une histoire de gratification, vers de nouvelles vies tout aussi anonymes.
En dernier lieu, j’ai aussi été marqué par le fait que la plus grande différence entre une femme qui se prostitue et un ou une transgenre, dont les clients sont surtout chauffeurs de camion ou travailleurs migrants — ce ne sont pas tant les tarifs, mais bien les sommes astronomiques qu’elles doivent débourser en frais de vêtements, de bijoux et d’accessoires, d’implants et de postiches…
On me dit que c’est cette nécessité de bien paraitre qui les rend plus avares ; et donc, plus à risques.
Dans les médias:
La photographe Japonaise Shiho Fukada photographie une communauté transgenre de Villupuram, dans l'état du Tamil Na
Le projet du photographe Charles Fox documente l'industrie du massage masculin à Mumbai.
La campagne de prévention "My husband made me a prostitute" contre l'alcool au volant :